Avec les peintres

Présentation de Sophie Nauleau
Ernest Pignon-Ernest, Antonio Segui, Francis Herth, Vladimir Velickovic, Himat
Centre Joë Bousquet, Carcassonne , 25 avril-21 juin 2008

AMIS DE MAIN-FORTE

Il est au poète d’indispensables compagnons d’art. Présences irremplaçables. Singularités vives. Amitiés décisives. Créations en partage ayant livré plus de cent livres illustrés, dessins, lithographies, couvertures, gravures, affiches, cartes postales et autres frontispices.
Pour l’Orphée adepte de la course en tête les peintres sont des complices « par les versants lumineux ou abrupts du destin » [1]. Consanguinité libre et revendiquée : de Paul Reyberolle, auquel André Velter dédia sa Grande colère des généreux, à Antonio Saura, Babou ou Abidine. De Zao Wou-Ki à Bernard Moninot, Jacques Monory ou encore Ramon Alejandro, la constellation est vaste, la voie intensément ouverte.

Ces collaborations engagent prose et poésie dans une dynamique renouvelée qui échappe à la décalcomanie, à l’ornementation, à l’illustration en pendant. Poèmes et tracés transmuent ensemble les sollicitations et formes d’expression. L’oeuvre picturale étant tour à tour tremplin ou support d’inspiration. Ainsi du corbeau solitaire à l’encre noire de Velickovic, posé sur un grillage au milieu de nulle part, aiguillon déclencheur d’Ein Grab in den Luften, chant celanien de l’holocauste. Ou des sept Horizons improvisés à partir des gouaches et pages vierges agencées par Himat.
Dès lors la proximité devient en elle-même un ferment et un accélérateur de création. Il y a fusion des énergies, clash des aspirations, confrontation des regards, déclics des idées. Brassage de sons, de traits, de sens et de couleurs, allers et retours des genres. C’est une rencontre toujours remise sur le métier, avec échanges permanents.
« Écrire sans risque serait se parodier, reproduire ou ressasser ce que l’on a déjà exprimé. Mais n’exagérons rien: ce n’est pas une affaire de vie ou de mort. Les enjeux, les défis, sont d’abord des stimulateurs d’énergie. Et puis, n’oublions pas l’essentiel : le plaisir, la jubilation. J’ai plaisir à écrire en terrain découvert. Créer hors de mes limites, m’est une jubilation » [2].
D’Himat, artiste kurde des petits formats, à Vladimir Velickovic, le peintre yougoslave des escaliers sans issue, feux immenses et sombres crucifixions. De Francis Herth, calligraphe des abysses autant que des nuages, à Antonio Segui, le père argentin du sefior Gustavo, ou à Ernest Pignon-Ernest, et son « linceul déchiré d’une mise au tombeau / qui ressemble à jamais au parachute d’un ange » [3], la jubilation recouvre un théâtre des opérations plus grand que l’Hexagone. Il faut dire qu’André Velter sait « l’infini à portée de main, et le coeur en partance » [4]. Aussi le partage des heures, double part d’ombre et de lumière à chaque flanc de sommet.

Faiseur d’images, comme il se définit lui-même, Ernest Pignon-Ernest a uni dès 1992 son univers à la violence de Ça cavale : chaînes, gorges et cordes nouées accompagnent ainsi l’oratorio rock qui prélude au « grand galop de mots » lâché dans Zingaro suite équestre. De fait, après avoir livré à André Velter ce corps d’homme nu en couverture d’ Ouvrir le chant, le vagabond des Pietàs florentines s’en remet aux chevaux de Bartabas. Le Cheval drapé collé Largo Corpo di Napoli, en octobre 1995, présentait l’animal cabré, symbole de Naples, dissimulé sous les plis d’une ample draperie. Le sujet s’attachait alors davantage au traitement classique du rendu de l’étoffe tombant sur l’anatomie en action. Mais le modèle est là. Même caché, recouvert, occulté, il est le fantôme des coursiers à venir. Suivent les visages d’Artaud et de Van Gogh, en suicidés de la société, puis d’une poignée de poètes, les vrais, Ceux de la poésie vécue. Sept mystiques leur succèdent, sujet de Corps d’extase. Sans oublier ce Piaffer de plus dans l’inconnu et les étonnants « poèmes-tracts » de Tant de soleils dans le sang (voyez donc le magnifique pied noir du « Mercure ailé »).

Au bras de Segui, le poète s’enivre de soleils et phrasés latinos, de danses et de fable du monde : « un seul pas de danseur éclatant / toujours souverain d’esquive ou d’attaque – / un en arrière, deux en avant – / comme l’ami Abidine / dans l’Odessa des années 30 / avait niqué la famine / en gagnant des concours de tango: » [5] Sur la toile, l’élégance toujours le dispute à l’humour. La cravate aux ailes du nouvel archange des villes. Et le chapeau melon au cigare du fumeur de havane. Sans doute le costume trois pièces de l’infatigable arpenteur des rues de Cordoba est-il à l’origine de ces Trois refrains désaccordés: Piano bar, Tango et Fado, accompagnés chacun d’un dessin à la plume. Si les éclats de rire tonitruants d’Henri Salvador ont marqué la chanson, nul doute que ceux, tout aussi sonores et inoubliables, d’Antonio Segui marqueront l’histoire de la peinture. « Oui, le monde est une farce, Antonio / Et j’aime en ce chaos les échos de ton rire » [6] déclare André Velter.

Francis Herth est l’homme à « l’unique trait de pinceau » de La Traversée du Tsangpo. Suite composée de huit peintures, à dominante bleue, variantes rouges et format tibétain, qui rythme le cours du périple. Quasi aquatiques, elles replongent l’écriture au centre du fleuve, reflet où se mêlent les montagnes et le ciel. Supports de méditation, mandala immergé délivré de la géométrie, elles incarnent visuellement cet espace livré à la respiration. Remous graphiques, méandres de l’encre et ressacs du pinceau escortent la parole vers son ultime destinée maritime. Les interventions en marge des mots semblent des migrations, spatiales et spirituelles, entre vagues et méandres. L’oeil y reconnaît parfois le mouvement contractile d’une méduse faite d’encre qui soudain voit rouge. Ainsi l’avancée picturale suit le pouls du poème, accompagne le souffle et souligne cet élan velterien qui innerve les miroirs et les mots.

Au contact des peintures de Vladimir Velickovic, l’oreille cède la place à la vue : Blanc de scalp (1974), La prison chiffrée du temps (1977), La cible des comme si (1984), Velickovic, l’épouvante et le vent (1987), L’Arbre-Sec (1988), Un vautour déraciné (1989), Passage en force (1994), Ein Grab in den Luften (2000), Commotion Velickovic (à venir). D’emblée la vision règne sur l’écriture, prouvant que « la parole peut (…) naître en regard, surgir de la matière même des images »[7] Y compris lorsque la figuration s’attarde entre présence et vide, océan d’orage et lignes de fuite. De l’orchidée originelle au corps perpétuel, du rapace à l’altitude, du sprint à la syncope ou du désert à l’impossible, le lexique est le même – muscles et reconnaissance mêlés. Aussi André Velter a-t-il pris pour emblème l’homme qui court, de-dos et semble-t-il sans but, pour son site internet, et la gamme des « couleurs possibles » pour ce recueil expressément intitulé De départ en départ. L’adéquation est telle que le poète de L’Arbre-Seul est allé jusqu’à s’exercer « sur quelques tableaux imaginaires de Vladimir Velickovic » [8], Quand l’inspiration outrepasse le réel, la fraternité ne fait plus aucun doute.

Himat, au coeur d’André Velter, est l’alchimiste des herbes folles, « le fleuriste des absences » [9] évoqué par Ludovic Janvier en écho à la magie mallarméenne – Je dis: une fleur ! et (…) musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. La plasticité charnelle des mots s’accordant en effet merveilleusement aux motifs du peintre. L’absente en partage alors n’est autre que Chantal Mauduit. L’alpiniste défunte qui aimait à faire rimer son nom de baptême avec sidérale, fatal ou bien Himal. Et l’évocation d’agir : Fleurs de sang, Un désir absolu, En la saison d’absence, Le brasier des limbes, À contre mort, À l’infini, Devin ou fol… des dizaines de titres qui tiennent dans le sac, la poche portefeuille, ou le creux de la main. Dizaines de propositions, pour la plupart quasi unicum exemplum, dans lesquelles le pinceau ne cesse d’escorter la peine et l’éclat des oeuvres d’illuminer le chagrin. Lumière qui n’enlumine pas l’élégie ni n’enferme le chant, mais ouvre la voix à l’universel. Himat métamorphose le deuil en vive déploration et les ciels en « contrée solaire ». D’où la neige de ce Matin d’avril, tombée à l’enterrement d’André du Bouchet. D’où le « no man’s land sans fin » de Bagdad éclair. La « merveille d’azur et de bleu » de La chance et le feu, coécrit avec Zéno Bianu. Ou le « noir destin » d’Encore un swing, chanté par Jean-Luc Debattice.

Sophie Nauleau

1- André Velter, Attendons Zapata d’urgence.
2 – André Velter, Ouvrir le chant.
3 – André Velter, La vie en dansant.
4 – André Velter, Midi à toutes les portes.
5 – André Velter, La vie en dansant.
6 – André Velter, La vie en dansant.
7 – André Velter, Velickovic, l’épouvante et le vent.
8 – André Velter, Velickovic, l’épouvante et le vent.
9 – Ludovic Janvier, Encore un coup au coeur, Brèves d’amour

Ernest Pignon-Ernest, Méduse, Naples 1995

Antonio Segui, El Cafe Milton, 1992

Francis Herth, Instants d’accueil, 2005

Vladimir Velickovic, Corbeau, 2003

Himat, Herbe folle, 2000

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