Marie-José LAMOTHE & André VELTER

Peuples du toit du monde
Esprit du Tibet

Chêne-Hachette, 1981

 » Allez toujours à l’essence des choses…  » Décidément, la dernière réplique du Grand Lama ne me satisfaisait pas. Elle m’agaçait même franchement. Pourquoi avoir proféré cette phrase à la minute du départ ? Très impressionné jusque-là, je ne savais plus soudain que penser de celui qui ne m’épargnait pas une telle banalité. Pendant les quelques kilomètres qui séparent le monastère du centre de Darjeeling, je répétais ma déception. L’accueil, l’entretien, et plus encore la forte présence du dignitaire bouddhiste m’avait persuadé d’une vraie r encontre. Assis en lotus sur un tapis surélevé, le moine donnait par sa stature l’image d’une infaillible stabilité, sans que rien de pesant n’émane de lui. Son visage exprimait tous les âges de la lumière : à la fois l’enfance amusée, l’énergie adolescente, le détachement de qui a marché au-delà. Son regard passait de l’absence absolue à l’absolue bonté. Son rire était proche, sa voix lointaine. Non pas distante, mais comme rythmée depuis les bords du temps. D’un aussi paisible prodige, j’attendais peut-être la réponse qui dispense des questions. Et cette attente devait être éludée. Le conseil final cependant, que je tenais pour viatique de pacotille, ne me lâchait pas. Sorte de rappel insubmersible, il continuait à interférer, surgissait impromptu, dérangeait. Si j’avais le goût du sérieux, il s’avançait ironique ; si je plaisantais, il devenait grave. C’était une embuscade permanente. Une plaie mentale. Une engeance. Et puis Darjeeling n’était pas un lieu susceptible d’éteindre pareille confusion. Fondée par les Anglais, qui voulaient aérer leurs troupiers suffoquant au Bengale, la ville s’identifiait maintenant à une scène encombrée de décors, où chacun jouait sa pièce. La farce côtoyait le recueillement, le drame frôlait l’ennui le plus distingué, l’humour des planteurs de thé voisinait avec le souffle des coolies, un vieux Tibétain évoquait un pays d’herbe et de solitudes. Plutôt qu’une cité, je découvrais un rendez-vous des quatre horizons, une station de repos bâtie sur la fièvre, une fosse de Babel. En fait, la véritable croisée des Himalayas. Villégiature ou exode, tous venaient d’ailleurs. La colline jadis volée à la jungle étageait assemblage mouvementé de villas victoriennes, d’hôtels, de lamaseries, de temples, d’églises, de mosquées, de bazars, d’entrepôts, de fabriques, d’échoppes, de jardins botaniques, d’instituts, de camps militaires, de baraquements pour réfugiés. Il y avait le terminus de la plus haute voie ferrée d’Asie, la maison du vainqueur de l’Everest, des galeries d’art, un champs de courses. Aux portes des sanatoriums et des collèges sélects, les déracinés actionnaient un maelström de visages, de parures, de paroles, de rites, de travaux, avec carrousel de jeeps et accompagnement de nuages. J’y voyais la représentation de destins précipités, unis en pleine désunion, atomes d’une ronde incessante qui appelait le cycle immense d’un univers : le chef du syndicat des transports aux dents rouges de bétel, le Tamang à la hotte de charbon, la marchande de chromos, les escouades d’écolières, les barbiers musulmans, les Tibétaines qui couvraient les remblais de pull-overs écarlates, les lepchas, les Bhotias, les Gurungs, les Bhoutanais, les fonctionnaires hindous, les moines, les estropiés, les enfants, le pas mort des rentiers, et les sommets maîtres du monde comme toile de fond au moindre geste. Les yeux ouverts, les yeux fermés, j’arpentais Darjeeling. Car cette mêlée avait une âme qui sentait la foudre et le thé. Marche titubante, parcours violent de ce qui vit, étais-je acteur ou témoin ? Comme ceux qui contemplent intensément les fresques des monastères et finissent par rejoindre le théâtre d’apparences peint sur le mur, je figurais au tourbillon. En ce sens, je cessais d’animer un projet de livre consacré à la civilisation himalayenne. Les scénarios géologiques, les données historiques, les tableaux statistiques, les études, les exégèses que je continuais à accumuler favorisaient une autre recherche qui m’impliquait infiniment plus. Le domaine des hautes terres devait être propice à cette tentative incertaine, à peine amorcée et si parfaitement nommée l’  » essence des choses « …

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